Volupté, XI (Extrait p. 136-137)
Je fréquentais, plusieurs fois par décade, au Jardin des Plantes, le cours
d'histoire naturelle de M. de Lamarck ; cet enseignement, dont je ne me
dissimulais d'ailleurs ni les paradoxes hypothétiques, ni la contradiction avec
d'autres systèmes plus positifs et plus avancés, avait pour moi un attrait
puissant par les graves questions primordiales qu'il soulevait toujours, par le
ton passionné et presque douloureux qui s'y mêlait à la science. M. de Lamarck
était dès lors comme le dernier représentant de cette grande école de physiciens
et observateurs généraux qui avait régné depuis Thalès et Démocrite jusqu'à
Buffon : il se montrait mortellement opposé aux chimistes, aux expérimentateurs
et analystes en petit ainsi qu'il les désignait. Sa haine, son hostilité
philosophique contre le Déluge, la Création génésiaque et tout ce qui rappelait
la théorie chrétienne n'était pas moindres. Sa conception des choses avait
beaucoup de simplicité, de nudité, et beaucoup de tristesse. Il construisait le
monde avec le moins d'éléments, le moins de crises et le plus de durée possible.
Selon lui, les choses se présentent d'elles-mêmes, toutes seules, par
continuité, moyennant des laps de temps suffisants et sans passage ni
transformation instantanée à travers des crises, des cataclysmes ou commotions
générales, des centres, nœuds ou organes disposés à dessein pour les aider et
les redoubler. Une longue patience aveugle, c'était son génie de l'Univers. La
forme actuelle de la terre, à l'entendre, dépendait uniquement de la dégradation
lente des eaux pluviales, des oscillations quotidiennes et du déplacement
successif des mers ; il n'admettait aucun grand remuement d'entrailles dans
cette Cybèle, ni le renouvellement de sa face par quelque astre passager. De
même dans l'ordre organique, une fois admis ce pouvoir mystérieux de la vie
aussi petit et aussi élémentaire que possible, il le supposait se développant
lui-même, se composant, se confectionnant peu à peu avec le temps ; le besoin
sourd, la seule habitude dans les milieux divers faisait naître à la longue les
organes, contrairement au pouvoir constant de la nature qui les détruisait ; car
M. de Lamarck séparait la vie d'avec la nature. La nature, à ses yeux, c'était
la pierre et la cendre, le granit de la tombe, la mort ! La vie n'y intervenait
que comme un accident étrange et singulièrement industrieux, une lutte
prolongée, avec plus ou moins de succès ou d’équilibre ça et là, mais toujours
finalement vaincue ; l'immobilité froide était régnante après comme devant.
J'aimais ces questions d'origine et de fin, ce cadre d'une nature morne, ces
ébauches de la vitalité obscure. Ma raison suspendue et comme penchée à ces
limites jouissait de sa propre confusion. J'étais loin, assurément, d'accueillir
ces hypothèses par trop simplifiantes, cette série uniforme de continuité que
réfutait, à défaut de ma conscience, mon sentiment abondant de création et de
brusque jeunesse, mais les hardiesses de l’homme de génie me faisaient penser.
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